Un drapeau, trois photos. Le granit de la cheminée semblait bien terne avec ces maigres éléments posés dessus. Il allait lui falloir du temps pour s'approprier ce lieu, pour que ces murs deviennent les siens. Les cartons jonchaient le sol et rendaient le déplacement des plus périlleux dans la pièce, mais il avait tenu à faire ça en premier. Disposé ce qu'il avait de plus précieux d'abord : une photo de son père, une photo de sa mère, et une photo d'Aalyah. Le drapeau était celui de son père. Enfin, façon de parler. Il était plutôt tout ce qui lui restait de sa disparition, près de quinze ans auparavant.

Il était une jeune pousse à l'époque, prêt à protéger son pays et ses concitoyens, guidé par son rêve et son envie de faire "comme son père". Tout était si simple à l'époque. Les dîners en famille, les patrouilles, les amourettes, le train train de la vie. Et puis il y a eu cette fusillade, ces funérailles en guise d'hommage à un homme tombé lors de son devoir. Une salve de fusils, des condoléances de la part des pontes de la police et un drapeau, c'était peu pour la mort de son père. La vie de Raphael glissa lentement dans un mélange ou l'esprit ne sait plus trop vers où se diriger, ou tous les choix semblent mauvais, les paysages se ternissent et les aliments prennent un goût de cendre. Est-ce le chagrin qui emporta sa mère ? Peut-être, il ne sait plus, il ne saurait dire. A l'époque déjà leur relation s'était dégradé après la mort de son père, et cette deuxième disparition l'a un peu plus poussé dans son travail, dans l'alcool. A ce rythme, il n'allait pas tenir dix ans.

C'est un être désabusé et taciturne qui s'est vu confié la garde d'Aalyah. Une petite conne qui ne se rendait pas compte de la chance de son innocence, de ce que représentait la vie et le fait que l'état fasse tout pour la protéger. Les premiers temps furent difficiles, mais petit à petit, ils s'apprivoisèrent. Mieux, sans même s'en rendre compte, la demoiselle le changeait, lui redonnait de l'espoir, de la joie de vivre. Il la considérait comme sa protégée, comme sa fille. Jusqu'à cette nuit là ... Ah, s'il vous en parle un jour, il niera probablement avoir aimé, alors que c'était tout le contraire. Il avait cherché à le refouler lui même, à dire que ce n'était pas arrivé, mais force était de constater qu'il ne pouvait lutter avec ses sentiments. Ca avait été une révélation à l'époque, comme si Aalyah avait ôté le voile opaque qui lui couvrait les yeux depuis tant d'années, redonnant sa saveur à la vie et au monde.

Trois années se sont écoulées, trois années de bonheur, de joie simple. Tout était si facile. Trop. Alors quand les parents d'Aalyah sont morts, il a été tiraillé entre son devoir et la jeune femme. Mais le choix était vite fait, il était logique : la laisser aller aux funérailles la mettait à la merci d'une vendetta, et ça il s'y refusait, il ne pouvait la mettre en danger. Elle devait mettre de côté son chagrin pour préserver sa vie. Seulement, le coeur a ses raisons que la raison ignore. La cassure fut nette et irréparable, loin de comprendre, Aalyah a fui loin de son confort et loin de lui. Il a gardé l'espoir pendant un temps qu'elle reviendrait, qu'elle comprendrait son erreur. Mais elle de son côté pensait la même chose, lui en voulant de l'avoir empêché d'aller à ces funérailles.

Le temps a passé, les mois ont filé. Lentement, le voile est revenu. L'alcool aussi, un peu de dépression. Et puis les femmes, comme avant. Il perdait son temps entre les cuisses d'inconnues pour essayer de l'oublier, mais souvent son esprit revenait à elle. Jusqu'au jour où on lui a proposé une mutation sur Los Angeles. Il était au courant des origines d'Aalyah, et il avait dans l'idée qu'elle était retournée là bas, sans pouvoir en avoir de certitude. Il accepta donc la mutation, persuadé que cela restait un bon choix. Qu'il la croise ou non, ce nouveau départ lui ferait du bien. Et si jamais il ne devait pas la revoir, elle resterait un souvenir du passé, trônant sur sa cheminée comme ses défunts parents.